Un carnet sur soi parce que :
l’œuvre,
le carnet est le moyen de toujours rester en contact avec la peinture c’est-à-dire avec l’exigence d’essentiel.
Il me réapprend à être en éveil ; il m’oblige à toujours garder un regard de peintre. Il me permet de mieux voir, mieux ressentir, mieux retenir, et modifie ma façon de créer. Il ne s’agit pas de raconter ma vie mais plutôt de décrypter ce que j’ai dans la tête.
A travers lui je vois avec des yeux ouverts et des sens déployés ; avec la liberté et tous les possibles qu’il implique, j’essaie de déjouer les codes de lecture pour me créer de nouveaux signes personnels, entre observation du monde et implication au monde.
J’écris peu de textes dans mon carnet ; je cherche à explorer l’image, le geste pictural, la matière pour dire sans les mots. Ce serait une sorte d’élaboration d’une expression sensible, peu narrative bien qu’elle soit très liée au vécu, qui remplacerait l’alphabet pour parler au corps plus qu’au mental. Il peut y avoir des phrases mais ce sont rarement les miennes ; je les note dans mon carnet parce qu’elles me concernent et qu’elles vont se transformer en images ; il peut y avoir des mots pour leur seule puissance évocatrice. Une poésie de l’image.
Ce qui entre dans mon carnet, je l’avale pour m’en nourrir.
Je fabrique mes carnets : chacun d’eux est constitué de quatre cahiers facilement transportables, que je relis ensemble une fois achevés. Dans la fabrication des cahiers, j’insère des feuilles de différentes couleurs ou matières, vierges ou déjà inscrites, pour provoquer de nouvelles contraintes, de nouveaux hasards qui me conduisent à des découvertes.
C’est un lieu d’expérimentation sans retenue ni limite. Je ne l’utilise pas pour des croquis préparatoires ou des études de réalisations futures, mais bien comme le support d’une œuvre à part entière, une oeuvre d’une autre nature, comme le journal d’un écrivain en est une au même titre que ses essais ou ses romans.
le temps,
Le carnet enregistre du temps. Il concrétise la mémoire. Il préserve les souvenirs.
Si les couches se superposent dans le tableau, dans le carnet elles s’étalent et se laissent voir. Le fil des pages est aussi le fil du temps. Ce que je trace aujourd’hui réapparaîtra peut-être plus tard. Je feuillette parfois mes carnets comme je me souviens, comme je rêve. C’est un carnet de voyage du quotidien, un compagnon de l’ordinaire. En occupant les moments perdus, il conduit à entrevoir l’interstice, l’intervalle auquel on ne prête pas attention. L’entre-temps.
Il accumule le temps, le saisit et le matérialise, le ralentit et le déplie, le creuse, l’ouvre, le perd, le gagne, le regarde couler.
En ouvrant mon carnet pour prendre le temps d’y noter quelque chose, je me pose en retrait du monde, j’arrête le cours du temps ; mais aussi, je ne subis plus une cadence étrangère, j’impulse mon rythme propre.
Le carnet est un palimpseste. Il est fabriqué avec des feuilles récupérées : soit d’anciens dessins recyclés, soit des belles feuilles de dessin, soit des papiers industriels en raison de leur histoire, de leur matière, de leur couleur… Le carnet est un espace où j’ai déjà tracé ma marque, déjà inscrit du temps. Sur cette mémoire, je dessine un nouvel épisode, je mêle du passé et du présent. Il n’y a jamais de raté mais de nouvelles vies, de nouveaux départs, toujours la possibilité de recommencer.
et la vie.
Le carnet définit, met en forme, accouche du monde intérieur dans un univers intime qui éclot et se referme, se porte sur soi toujours, se montre avec prudence. C’est un miroir, un exutoire, un témoignage, un testament. Le carnet est un territoire singulier.
Parce qu’il ouvre à la liberté d’être, c’est un espace de développement personnel, de réflexion, de construction. Il se fait acte de résistance.
Grâce à sa légèreté, sa mobilité, il est possible à tout instant de se poser dans son carnet, c’est-à-dire de se centrer sur soi pour regarder le monde comme une méditation. Il me sert de sas de décontamination.
Il est une déclaration de présence au monde. Il m’identifie, il me distingue, il me désigne aux yeux des autres, et en même temps il me protège.
Il prend tout ce que j’y déverse, il préserve ce qui est précieux et porte à ma place ce qui est trop lourd, il m’allège le corps et l’esprit. En les enfermant dans mon carnet, je m’approprie les choses pour qu’enfin elles deviennent réelles.
Parce qu’il se déplace partout avec moi, il est la constance et l’amarre. Il donne un sens à l’errance et à l’existence, il trace un chemin personnel. Champ d’expériences, il permet de vivre doublement, vivre autrement, vivre intensément l’instant.
Exister avec un carnet dans la poche et dans la tête, c’est changer le regard sur la vie, la manière d’être au monde.
Le carnet devient une œuvre totale faite de la matière du temps pour raconter une vie.