Pour traverser Boavista et revenir, il faut une journée. Le guide nous indiquait un restaurant dans un des deux villages que l’on traverse. A midi, le village était désert à part quelques vieux assis à l’ombre. Le restaurant ressemblait plus à une maison qu’à un lieu public. Il n’y a avait aucun client, aucune table dressée, aucune odeur de cuisine, je sentais qu’on allait déjeuner de biscuits secs. Une jeune femme apparut pourtant, elle ne parlait pas un mot d’anglais. Guillaume essaya son espagnol-portugais-italien-russe qui fait beaucoup d’effet mais elle le regarda avec de si grands yeux qu’on était mal parti pour manger. Il revint à un baragouinage mimé plus efficace. Elle comprit qu’on voulait manger et on comprit qu’elle voulait savoir ce qu’on voulait manger. Oh des choses simples, une omelette, un œuf dit Guillaume en faisant la poule cotcotdeeet ! qui vient de pondre un œuf tout chaud, qui tourne autour toute fière et qui agite la queue cotcotdeeeeet ! Les jeunes filles au Cap vert sont très sérieuses, elles ne rigolent pas avec les étrangers, mais là je sentis dans le vacillement du regard de notre hôtesse qu’elle se raccrochait de toutes ses forces à ses principes pour rester digne. Très bien il fallait qu’elle prépare le repas, on pouvait revenir dans une heure.
Un peu perplexes sur l’organisation de ce restaurant, on fit trois fois le tour du village puis on finit comme les vieux à s’asseoir à l’ombre en attendant que le temps passe. Quand on revint, elle nous fit pénétrer dans une grande pièce fraîche. Une seule table au milieu était dressée pour nous, grande et couverte de plats. Nous étions assis côte à côte et la jeune fille nous servit des mets inestimables que sont les légumes du jardin dans un pays où l’eau est si rare que c’est un trésor, où la nourriture est souvent importée et artificielle (c’est le seul endroit où j’ai vu des yaourts se conservant hors du réfrigérateur pendant deux mois). Les légumes étaient savoureux. La salade avait la texture d’un végétal qui s’est battu pour survivre, ses petites feuilles épaisses faisaient penser à l’épinard ou à l’oseille. En guise d’omelette on nous apporta carrément le poulet : Guillaume ne fait pas bien la poule. C’est le meilleur repas que nous ayons mangé à Boavista, dans une sérénité inattendue ; je me souviens de la caresse de l’air, du goût des choses simples et précieuses, et du sourire de la jeune fille. Je m’en souviens comme d’un rêve.
Deux ans plus tard, ce restaurant n’existait plus. Observant cette maison toujours aussi indéchiffrable pour moi, Guillaume m’assura qu’il était fermé. On attrapa l’unique passante qui nous conduisit dans la maison d’une autre femme, qui nous conduisit à une autre femme qui nous conduisit dans une vraie salle de restaurant, introuvable par nos propres moyens. Une heure après on dégusta un bon repas copieux. Nous étions les seuls convives.