Je suis partie avec un carnet et sans appareil photo. Je regarde tous ces touristes qui photographient ce qu’ils cherchent désespérément à retenir. On dirait qu’ils finissent par ne plus voir qu’à travers leur objectif. Moi je sens que ces moments coulent entre mes doigts ; je sens comme je perds la vie en la vivant ; le petit peu qui reste quand la vague se retire couvre mon corps de velours et me laisse un goût de vanille.
En revenant en France, je reprends les photos de 1992. A cette époque je faisais des photos, mais ce qui m’a sauvée c’est l’appareil bon marché, gagné dans une station quelconque, que mon frère m’avait donné. Toutes les photos sont ratées, grises et mal cadrées. Elles sont restées dans les pochettes, baladées de déménagement en déménagement. Jamais jetées. Jamais montrées. Je suis vraiment la seule à pouvoir y retrouver le rêve et l’éblouissement.
Je décide de les repeindre. Je cherche le rêve qui n’existe plus. Ces hommes et ces femmes qui ont croisé ma route, que sont-ils devenus ? Ces lieux ont tous changé bien sûr, en tant d’années. Plongée dans ces petites images, qui évoluent sous mes crayons, mes couleurs, et reprennent vie, j’entre dans l’espace immense de ma mémoire, je voyage dans le temps de mon passé, je vais si loin que je me perds et tombe au fond d’un gouffre. J’y retrouve mes souvenirs perdus, mes espoirs évaporés, ma beauté et ma gourmandise. Surgit une réalité qui n’était pas encore née.
Mon inconscient remue et grogne.
L’Inde toujours me bouleverse, sens dessus dessous. Je retombe sur mes pieds, déboussolée. Puis je regarde le monde comme une illuminée.