1992
J’arrive en Asie pour la première fois, Inde, Rajasthan.
Si j’avais pu, je serais repartie en Europe dans la semaine.
La chaleur la poussière le bruit la puanteur la saleté le dénuement les estropiés : la nausée constamment.
Et pourtant,
plus jamais la vie n’a pu être comme avant. Heureusement.
L’Inde est la première chose au monde qui m’ait paru réelle. Par l’Inde j’ai appris que l’existence pouvait avoir un sens. Et même que l’on pouvait choisir de la vivre.
2006
Bien d’autres voyages ont passé, je suis revenue au Rajasthan après quatorze années d’absence.
Bien sûr, les monuments, les sites, les villes sont toujours là. Mais.
Ce qui était magique et vivant
Ce qui était vécu naturellement
Ce qui tombait en ruine sans jamais tomber
Ce qui mettait la vie des promeneurs en danger
Ce qui était plongé dans le silence
Ce qui était vrai,
A tant été visité regardé photographié
Que tout est usé de vérité
Et réparé organisé modernisé sécurisé
Expliqué sonorisé préservé conservé
De plus en plus touristiqué
muséifié momifié.
C’est mieux pour le patrimoine mondial, la tranquillité des touristes et l’économie indienne.
A Kumbalgarh, le fort et les temples étaient perdus dans la nature. On découvrait des trésors comme abandonnés. Il y avait une toute petite échoppe bleue où un Indien faisait du chaï pour les villageois.
Aujourd’hui, à Kumbalgarh, on vous donne un dépliant. Il y a un chemin balayé bordé de lampes (toutes pareilles), du gazon arrosé et une demi-douzaine de guides qui vous attend de pied ferme. Les temples sont restaurés et la petite échoppe devenue magasin vend toutes sortes de marchandises indispensables à la survie du touriste.
Au lac de Jaisalmer, les femmes venaient chercher l’eau, au soir tombant. Elles avançaient l’une derrière l’autre en portant leurs vases sur la tête. Elles étaient comme toujours brillantes et parées. Elles avaient aux chevilles de gros anneaux dorés.
Aujourd’hui, au lac de Jaisalmer, il y a toujours de l’eau. C’est pour les pédalos et les gondoles, comme à Venise.
C’est toujours l’Inde cependant. Qui digère ce qu’elle prend à l’Occident, recuisine les choses à sa sauce. Evolue si vite parfois et si peu par ailleurs. C’est ainsi.
Juste, il y avait au monde des choses qui un jour m’ont émerveillée, réveillée, peut-être sauvée, et qui n’existent plus. Comme les souvenirs d’enfance elles sont enfouies dans la mémoire. Et quand la mémoire disparaît, se peut-il qu’il ne reste rien ?