Ce que perd la petite sirène, c’est d’abord sa queue de poisson : c’est-à-dire sa nature même.
Ainsi parle la grand-mère de la petite sirène : « Ce que nous considérons dans la mer comme un si bel ornement, notre queue de poisson, on la trouve hideuse sur la terre. Les hommes n’y entendent rien ; pour leur plaire, il faut avoir deux supports qu’ils appellent des jambes. »
Ainsi parle la sorcière de la mer : « Je sais fort bien ce que tu désires, et je le trouve insensé. Je te l’accorderai néanmoins parce que cela te portera malheur, ma jolie princesse. Tu veux avoir au lieu d’une queue, deux supports comme les hommes, afin que le jeune prince s’éprenne de toi (…) »
Dans la transformation de la queue de poisson en jambes de femme, ce qui était unique devient double ; ce qui était clos va s’ouvrir ; ce qui était d’argent sera chair ; ce qui était imperméable se rend vulnérable.
Une épée la pénètre et la coupe en deux et dans une grande violence, ce qui était enfant devient femme.
« - (…) Je vais composer pour toi un breuvage que tu emporteras à terre avant l’aube ; tu t’assoiras sur le rivage et tu le boiras. Alors ta queue rétrécira et deviendra ce que les hommes appellent deux jolies jambes ; cela te fera autant de mal que si l’on te coupait en deux avec une épée. De cet instant, tous ceux qui te verront déclareront que tu es la plus ravissante créature qu’on ait jamais vue. Tu garderas ta démarche ondulante dont une danseuse même envierait la légèreté, mais chaque pas te fera souffrir comme si tu marchais sur des couteaux. Si tu acceptes toutes ces épreuves, je t’aiderai.
- J’accepte, dit la petite sirène d’une voix tremblante, en pensant au prince et à l’âme immortelle.
- Souviens-toi, dit encore la sorcière, que, du moment où tu auras revêtu la forme humaine, tu ne pourras plus, jamais plus, redevenir sirène. Jamais plus tu ne pourras redescendre dans l’eau parmi tes sœurs, ni revoir le château de ton père. Et si tu ne gagnes pas l’amour du prince au point qu’il oublie pour toi son père et sa mère, qu’il s’attache à toi de toute son âme et qu’il laisse le prêtre joindre vos mains pour vous unir comme époux et épouse, alors tu ne possèderas jamais une âme immortelle. Et s’il en épouse une autre, au premier matin qui suivra, tu te briseras et seras changée en écume sur la mer.
- J’y consens, dit la petite sirène, en devenant pâle comme une morte. »
Mais la petite sirène perd aussi sa voix, qu’elle doit donner à la sorcière.
« - Il faudra alors me payer, dit la sorcière, et ce que je te demande va te coûter cher. Tu as la plus belle voix qu’on ait jamais entendue au fond de la mer ; avec elle tu ensorcellerais facilement ton prince. Eh bien ! tu me la donneras (…)
- Mais, si tu prends ma voix, dit la petite sirène, que garderais-je ?
- Ton corps magnifique, dit la sorcière, ta démarche onduleuse et tes yeux expressifs ; c’est assez pour captiver le cœur d’un homme. »
Pour que d’autres lèvres puissent s'ouvrir, celles-ci se ferment à jamais. Et c’est au pouvoir ancestral des sirènes sur les hommes, à leur puissance légendaire de séduction mortelle, qu’elle renonce. Celle qui aime abandonne son empire.
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La petite sirène, née pour être reine, est devenue une mendiante nue.
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« Et il baisa ses lèvres roses, joua avec ses longs cheveux, se reposa sur son cœur, pendant qu’elle rêvait de bonheur et d’âme immortelle .»
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La petite sirène aime de tout son coeur, souffre de tout son corps, pour gagner une âme.
Le prince, lui, sans rien faire, en a déjà une.
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Et c’est une autre que son prince épousera : une splendide princesse, pas une pauvre fille muette.
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Bien sûr cette idée de l’amour, cette image des hommes, c’est dramatique. Mais il me reste surtout d’Andersen une infinie poésie, liquide et cristalline. Gamine, je ne me suis jamais sentie concernée par cette morale misogyne, et malgré les épreuves et les désillusions de la petite sirène, comme elle j’aurais simplement aimé voler avec les filles de l’air.
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extraits de Contes, Andersen, Librairie Gründ.