Pourquoi quelque chose serait-il plié ? Ca sert à quoi être plié ? Ca sert à quoi être replié ? Si les choses sont pliées , c’est pour être mises dedans. Voilà au moins une réponse. Les choses ne sont pliées que pour être enveloppées.
Gilles Deleuze
Dans la forme du carnet, il y a forcément du temps. Il y a toujours une chronologie, quel que soit le sens de lecture. Et le sens de lecture de chaque civilisation correspond à sa représentation de l’axe du temps (peut être même de l’espace). Le carnet est une tartine de temps bien étalé.
Dans la forme du carnet, il y a le souci de conserver, de thésauriser, de se préserver du vide et de la perte, de la mort et de la disparition. On se doute que l’être humain étouffe sa peur fondamentale sous l’accumulation matérielle ; la société de consommation s’efforce de l’aider ; le carnet est un mode élaboré d’accumulation.
Dans la forme du carnet, il y a un effort d’ordre et d’organisation pour faire face à l’entropie débordante. Un carnet est une expression de la préoccupation humaine qui vise à maîtriser et à rationaliser le chaos à l’échelle de l’univers.
Faire un carnet de morceaux épars, c’est donner un sens - déjà un sens de lecture -, donner du sens (à ce qui n’en a pas de prime abord il faut bien le reconnaître). C’est une grande entreprise de l’angoisse humaine, dont l’homme s’estime seul dépositaire sur Terre.
Faire un carnet, c’est attacher ensemble pour ne pas se perdre, pour être moins seul(e), pour ne pas rester volant(e) au vent. C’est relier des mains de feuilles, coucher des papiers corps contre corps, coudre des robes de mariées. Ces unions ne pourront se défaire sans conséquences, et c’est ainsi que les hommes et les femmes se protègent de la vie et d’eux-mêmes.
Faire un carnet pour relier le discontinu dans l’errance de la vie, puis le contempler comme une intégrité retrouvée. Recréer dieu.
Défaire le carnet, c’est rompre le fil, c’est perdre le temps et l’espace, la vie et le monde.
Dans les plis du carnet, on cache, on enferme, on dissimule des secrets, on crache sa colère, on pleure ses morts, on désire et on rêve. On digère.
Faire un carnet pour s’immiscer dans l’infra mince, dans l’espace qui s’insère entre les mots et les choses. Couper dans l’épaisseur de la feuille pour agrandir l’espace.
Le carnet rend immobile, il fait voir. Alors les choses inattendues adviennent.
Ouvrir un carnet, ouvrir les bras, ouvrir les jambes. Ecarter les feuilles, glisser les doigts sur la fente de la couture, caresser les pages, sentir l’odeur, ouvrir la bouche fermer les yeux.
Faire un carnet pour ne pas oublier, pour récapituler, pour lister, pour ne pas (s’)éparpiller, pour ne pas (s’)égarer. Tout rassembler en un seul objet et pouvoir ainsi facilement tout perdre d’un seul coup.
Faire un carnet pour réduire l’espace à une dimension rassurante, pour se replier autour de son ventre, se rouler en boule comme un chat et faire sa toilette, la langue tirée, la patte levée, en se grattant derrière l’oreille.
Finalement le carnet est la forme que prend l’œuvre quand elle ressemble à la vie. C’est un cheminement dans l’espace et dans le temps, qui a un début et une fin, et entre les deux une succession d’évènements dans un ordre plus ou moins causal, plus ou moins aléatoire. Faire des carnets c’est matérialiser sa vie pour qu’elle s’envole moins vite. Pour survivre un peu à la mort, on peut faire des enfants… ou bien des carnets.