Car nommer limite le réel.
Les carnets ne relatent ma vie qu’incidemment ; quand ils le font, ce sont tout simplement des carnets de vie. Mais ils parlent plutôt de ce que j’ai dans la tête et dans le corps. Ce ne sont pas des carnets narratifs mais des carnets de réflexions, de sensations, des carnets d’expérimentations, des carnets de fond.
Ils sont là pour matérialiser le temps qui passe, on pourrait les appeler les carnets du fil du temps, qu’on embobine pour ne pas le perdre. Ces carnets d’attrape-temps sont chronophages pour retenir la vie.
Ils s’ouvrent aux moments perdus – pour qu’ils ne le soient plus - comme des carnets d’entre-temps. Carnets des interstices, ils s’immiscent dans les failles de la vie et du temps, et conduisent à d’autres mondes, d’autres dimensions. Ce sont des carnets de passages.
J’arrive le soir d’une journée de travail inintéressant, parfois absurde, souvent épuisant. Je suis déstructurée physiquement et psychologiquement. Je m’assieds à ma table et je plonge la main dans le tas de petits papiers que j’ai gardés pour leur matière, leur couleur, leur potentiel que je suis seule à voir car ce sont des riens même pas beaux. J’en choisis quelques uns, et j’en fais quelque chose, que je pose dans mon carnet. Voilà. Mon centre est remis en place ; la journée a enfin un sens, une raison d’être. Je me sens apaisée, décontaminée. Ce sont les carnets du centre, les carnets du noyau.
Ils me vident la tête comme des carnets du vent. Ils portent mon empreinte comme des carnets de traces. Ils m’accompagnent sur mes chemins solitaires comme des carnets d’errance.
J’apparais en filigrane derrière ces textes que parmi tant de pages j’isole et recopie, à travers les dessins même s’ils ne racontent pas directement mon histoire. Je crée un univers à l’image de l’intérieur de mon corps, une carte du dedans. Alors entrer dans mon carnet revient à entrer en moi. On pourrait dire que ce sont des carnets de vie intérieure, des carnets d’âme. Mais aussi des carnets de ventre, des carnets de sexe.
Dans ces méandres qui me fon(den)t, ils suivent une route compliquée, qui monte et qui descend dans les vallonnements du paysage, qui disparaît et réapparaît dans les plissements de la chair, dont on connaît la fin mais pas le parcours. Entre leurs pages, ils enveloppent le monde en moi. Ces carnets du pli tissent le ciel et la terre pour m’indiquer un endroit où être.
Si j’avais de grandes oreilles, ce serait les carnets de la chèvre.
Si j’étais lumière, ce serait les carnets de la lune.
Si j’étais fleur, ce serait les carnets bleus.