[Parce que c’est quand même tout un problème pour l’exposer, l’exhiber, l’exalter, l’exploiter, bref pour exercer toute action en « ex » c’est-à-dire en projection vers l’extérieur. Evidemment, puisque qu’avec le carnet, il s’agit d’effectuer un cheminement vers l’intérieur.]
[Et puis ça me ressemble, d’être là mais fermée, d’avoir plein de choses colorées en dedans qui n’apparaissent pas, sauf à quelques uns parmi lesquels seuls un ou deux individus oseront m’ouvrir.]
On peut passer devant le tableau accroché au mur sans le laisser accrocher son regard, déambuler dans une exposition en racontant ses problèmes de couple à sa copine, glisser superficiellement à la surface sans entrer dans aucune profondeur.
Le carnet demande à aller voir, à se diriger vers l’œuvre, à la prendre dans ses mains, à la manipuler en tournant les pages, bref il exige de l’énergie, une présence, au moins un engagement du corps si ce n’est de l’esprit (bien sûr, on peut toujours tourner les pages de manière automatique en parlant de tout autre chose et sans même regarder les feuilles, l’esprit ayant bien enregistré qu’il faut tourner chaque page jusqu’à la fin et la main s’appliquant à remplir ce devoir - je l’ai vu faire).
C’est un petit format qui tient dans le creux des deux mains. Il laisse sur la paume la sensation de sa matière et le sentiment de sa fragilité.
Il s’ouvre et se ferme comme une bouche, un coquillage, les ailes d’un oiseau, un sexe de femme.
Il n’accepte qu’une ou deux personnes à la fois, qui doivent s’accorder sur un rythme commun. Personne ne peut se glisser entre vous et l’œuvre en vous cachant la vue sans présenter d’excuses. Pour une fois le spectateur a le droit de toucher, il lui reste même du noir sur les doigts.
Le carnet est un passage de l’extérieur vers l’intérieur, une mise en perspective interne sur soi, une porte ouverte sur le dedans. Aussi bien pour l’artiste que pour le spectateur.
Avec le carnet, il faut bien s’arrêter, prendre du temps, celui de tourner les pages, de feuilleter de gauche à droite dans l’axe du temps ou de picorer au hasard, de s’oublier dans une image.
Le carnet exige du temps. Il est lui-même du temps emmagasiné. Et par sa forme, il demande au spectateur de lui en donner encore. Le carnet est une forme de stockage du temps qui s’auto-recharge quand il fonctionne.
Il déroule le temps alors que la peinture le superpose, et voir les pages du carnet, c’est découvrir toutes les strates que le peintre accumule sur la toile, tous les tableaux qu’il élabore et qu’il perd dans la matière pour aller le plus loin possible. La profondeur de la peinture remonte à la surface.
5) parce que c’est à la fois
une peinture et une sculpture
un volume et une surface
un fil et un tissage
un pli, un dépli, un repli
un creux et une crête
du cousu et du collé
de l’épais et du fin
de l’écrit et du peint
des hauts et des bas
de l’ombre et de la lumière
6) parce que le carnet est un espace
Il a l’air petit et il est immense.
Malgré son petit format, on plonge dans un carnet, et le fil des pages construit un univers aussi grand que l’univers, comme un roman fait vivre une vie. Ses feuilles mises bout à bout parcourent des kilomètres, couvrent des mètres carrés.
Le carnet est à géométrie variable, il supporte tous les formats. Dans ses plis il contient d’autres dimensions qui se déplient dans la tête du lecteur.
Puisqu’il avale toute une vie, il est grand comme le monde.
Le carnet est rempli de pliures. C’est un plissé de papier, une articulation de replis de matière et de plissements de pensée, un tissu de chair et d’âme. Ses plis racontent les hauts et les bas de l’existence, les envols et les glissades, l’heureuse impossibilité d’un flux linéaire de la vie. Le sommet de ses plis, c’est un point de vue sur la courbure des choses.
Le carnet enveloppe le monde dans les bourrelets de son ventre, il l’invagine dans les rides de sa peau. Le pli, c’est aussi un creux - un vide salutaire dans une société saturée de plein - qui permet d’onduler entre la lumière et l’ombre.
Car dans la fente du pli, il y a le mystère et la nuit.
Le pli est la condition du surgissement.