Premièrement, il y avait trois catégories d’êtres humains, et non pas deux, comme maintenant, à savoir le mâle, la femelle. (…) En ces temps-là en effet, il y avait l’androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. Aujourd’hui, cette catégorie n’existe plus (…).
Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un cou rond avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant (…).
Cela dit, leur vigueur et leur force étaient redoutables, et leur orgueil immense. Ils s’en prirent aux dieux (…).
C’est alors que Zeus et les autres divinités délibérèrent pour savoir ce qu’il fallait faire ; et ils étaient bien embarrassés. Ils ne pouvaient en effet ni les faire périr et détruire leur race comme ils l’avaient fait pour les Géants en les foudroyant – car c’eût été la disparition des honneurs et des offrandes qui leur venaient des hommes –, ni supporter plus longtemps leur impudence. Après s’être fatigué à réfléchir, Zeus déclara : « Il me semble, dit-il, que je tiens un moyen pour que, tout à la fois, les êtres humains continuent d’exister et que, devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur conduite déplorable. En effet, dit-il, je vais sur le champ les couper chacun en deux ; en même temps qu’ils seront plus faibles, ils nous rapporteront davantage, puisque leur nombre sera plus grand et ils marcheront en position verticale sur deux jambes ; mais s’ils ne veulent pas rester tranquilles, alors, poursuivit-il, je les couperai en deux encore une fois, de sorte qu’ils déambuleront sur une seule jambe à cloche-pied. » Cela dit, il coupa les hommes en deux (…).
Quand il avait coupé un être humain, il demandait à Apollon de lui retourner du côté de la coupure le visage et la moitié du cou, pour que, ayant cette coupure sous les yeux, cet être humain devînt plus modeste ; il lui demandait aussi de soigner les autres blessures. Apollon retournait le visage et, ramenant de toutes parts la peau sur ce qu’on appelle à présent le ventre, procédant comme on le fait avec les bourses à cordons, il l’attachait fortement au milieu du ventre en ne laissant qu’une cavité, ce que précisément on appelle le « nombril ». Puis il effaçait la plupart des autres plis en les lissant et il façonnait la poitrine, en utilisant un outil analogue à celui qu’utilisent les cordonniers pour lisser sur la forme les plis du cuir. Il laissa pourtant subsister quelques plis, ceux qui se trouvent dans la région du ventre, c’est-à-dire du nombril, comme un souvenir de ce qui était arrivé dans l’ancien temps.
Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un sans l’autre. (…)
Mais, pris de pitié, Zeus s’avise d’un autre expédient : il transporte les organes sexuels sur le devant du corps des êtres humains. (…) Et ce faisant il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. (…)
C’est donc d’une époque aussi lointaine que date l’implantation dans les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un seul être humain, puisqu’il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; et sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire.
Discours d’Aristophane, le Banquet (189d – 191d), Platon.
Avec la veste du costume Lanvin, son étoffe extérieure et ses pelures intérieures cachées, j’ai fait un androgyne, un être qui n’existe plus, un paradis perdu. Avec les tissus ignorés même du porteur du vêtement, j’ai fait un corps inconnu, et pourtant enfoui dans les mémoires anciennes.
Alors que le pantalon du costume Lanvin a été usé de réflexions, la veste a palpité d’émotion.
L’androgyne vivait heureux, sans questions ni regret.
Il ne connaissait pas la solitude, il avait toujours quelqu’un sur le dos. Il tournait le dos aux problèmes. Il respirait dans l’inconscience d’être.
Il n’avait ni fesses ni nombril. Il se présentait sans pli comme s'il n'était jamais né.
Mais l’androgyne issu de la veste de l’homme a déjà maigri. Ses deux visages se différencient. Il perd doucement ses forces. Car sous son air grave, il sent venir la coupure. Il sait que par cette blessure, il connaîtra l’angoisse et le doute, la maigreur et le fripement, l’amour et le manque à jamais. Finalement, il n’est pas sûr que ça en vaille la peine.
L’idée d’un nombril flotte sur son ventre. Il ne sait pas encore ce que cela veut dire.
Avec ses huit membres il ressemble à une grosse araignée qui se serait emmêlée dans les fils de sa propre toile. Par un visage il voit fuir le passé insouciant, et par l’autre il regarde venir l’avenir angoissant. Il est déchiré avant même la déchirure.
Car jamais l’androgyne n’a pu faire l’amour avec sa moitié.
L’androgyne est le désir immanent au cœur de l’homme, caché dans la poche intérieure de sa veste. L’envie régressive de se suffire à soi même sans souffrance, sans effort, sans cadeau à offrir ni explications à fournir, sans être obligé de faire semblant de comprendre ce que vous raconte votre compagne, et qui vous échappe absolument. L’androgyne est un rêve d’enfant.
Hauteur : 100 cm
Largeur : 25 cm